Quelles sont les attitudes des populations rurales vis-à-vis des calvaires ?
Le calvaire
Cet emblème religieux, érigé dans le paysage rural, suscite au XIXème siècle dévotions et haines. En effet, le calvaire n'est pas un simple élément décoratif de la paroisse, mais bien la représentation de la scène finale de la Passion du Christ, le symbole de la religion catholique.
Aussi dès le XVIIIème siècle, l'évêque monseigneur d'Orléans de la Motte s'inquiète t-il du mauvais état de certaines croix du diocèse d'Amiens : " Nous avons vu plusieurs calvaires qui nous ont fait bien de la peine par le mauvais état où était la figure du Christ .. Dans d'autres, les membres ne tiennent plus au reste du corps. Nous conjurons nos curés, ou de faire en sorte qu'elles soient renouvelées ou s'ils ne peuvent y réussir, de faire détacher ces restes informes qui ne sont plus propres à représenter notre Seigneur en croix, et qu'ils les enterrent dans le cimetière en laissant subsister la croix toute seule " (1). Au début du XIXème siècle, de nombreuses communautés villageoises rétablissent le (ou les) calvaire abattu pendant la Révolution française. Celui-ci est nécessaire au culte. Ainsi en 1806 à Cagny, le maire écrit au préfet : " les habitants me chargent de vous supplier de bien vouloir leur accorder les mêmes prérogatives dont ils voient jouir les autres communes ; c'est la permission de relever et rétablir l'ancienne croix à la même place et sur l'ancien pied. Ils n'ont attendu cette faveur si tard et à obtenir votre agrément, Messieurs, que parce qu'ils ont préféré remettre le terrain d'abord et que la décence, le respect et la sûreté pouvaient l'exigé " (2). Dans certains villages cependant, les habitants ont préservé les croix de chemin du vandalisme. Ainsi, à Montigny-sur-l'Hallue, en 1793, le marquis de Lameth " réserve le terrain sur lequel est établi le calvaire, des biens vendus à cette époque " (3).
Pendant tout le XIXème siècle, les communautés rurales prennent grand soin de sauvegarder cet élément religieux de la paroisse. Ainsi à Belloy-sur-Somme en 1898, Joseph Dupont, un habitant de la commune, lègue à la Fabrique (4) dans son testament une somme de 1.000 francs " à la charge d'entretenir sa tombe et la croix de la mare. Pour la croix, il a demandé qu'elle fut repeinte et redorer tous les cinq à six ans " (5). De même, pendant cette période, de nombreuses croix de chemin sont restaurées, relevées après être tombées , victimes de l'usure du temps, des intempéries et du vandalisme. Dans le cas où le croix ne seraient pas relevée, la mémoire des villageois, entretenue de génération en génération, garde le souvenir que sur le lieu en question, était auparavant érigé un calvaire. De nombreux lieux-dits peuvent en témoigner. Aussi l'endroit où une croix est plantée est bien souvent consacré par la religion pour plusieurs siècles.
Celui-ci est un lieu de dévotion pour l'ensemble de la communauté du village. Chaque dimanche avant l'office, le prêtre mène la procession aux quatre coins de la paroisse, au cimetière lorsque celui-ci est placé à l'extérieur de l'agglomération, mais aussi devant les lieux où sont érigés des calvaires, à la limite des habitations ou même au milieu des champs, aux carrefours ou sur le bord des chemins. Là, au pied de la croix, la communauté assemblée entonne le O crux ave. Cette pratique tombe cependant peu à peu en désuétude à la fin du siècle, une loi votée en 1884 interdisant d'ailleurs les processions. Plus simplement, la croix de chemin peut être un lieu de prière pour le villageois à chaque instant de sa journée, comme pour le pèlerin au cours de ses pérégrinations. C'est le " reposoir " du paysan picard.
Certaines formes de dévotion des populations rurales envers les croix de chemin sont moins orthodoxes. Elles participent plutôt de la religion populaire. A Saint-Léger-les Domart, une croix de fer nommée la croix Notre-Dame et placée au milieu des champs sous un grand tilleul est l'objet de pratiques superstitieuses. Ainsi, " les jeunes gens qui devaient tirer au sort pour le service militaire, venaient prier au pied de cette croix afin de prendre le bon numéro. Cependant, il était indispensable que nul n'en sache rien, sinon on ne pouvait réussir. On s'en vantai après … (6). Les anciennes croix de pierre sont également vénérées. Issues de la période médiévale, elles sont entourées de superstitions, de merveilleux. Tel est le cas notamment pour la croix de Fontaine-sur-Somme située au milieu des champs. Certains pensaient qu'elle tournait sur elle-même le soir venu, ou que des sorciers vienne parfois s'y réunir. A proximité, on peut même y découvrir de fabuleux trésors …
Dans les villages du Ponthieu et du Vimeu, les calvaires font partie intégrante du culte des morts. Ainsi, le cortège funèbre lorsqu'il se rend de l'église vers le cimetière fait une halte devant chaque croix placée sur le chemin. Après avoir entonné une prière en commun à la mémoire du défunt, un des assistants donne au prêtre une " croisette ", une petite croix, assemblage grossier de deux morceaux de bois liés entre eux. Celui-ci la place au pied du calvaire, l'attache même parfois au montant. Puis le cortège reprend sa route. De nombreuses petites croisettes forment ainsi parfois des tas au pied des calvaires dans ces régions, en témoignage de la piété envers les morts. Cette coutume, autrefois très répandue, a tendance à se raréfier
" Le signe le plus respectable du culte catholique, l'objet le plus sacré de la religion " (7) est souvent éloigné des habitations et du village, parfois même isolé au milieu des champs. Il est donc exposé à d'éventuelles dégradations.
Celles-ci ont été nombreuses pendant la période révolutionnaire. Des calvaires furent brisés, parfois même sous l'ordre des autorités. Ainsi, un arrêté départemental officiel daté du 24 brumaire an VI (novembre 1797), publié à la suite de plantations de croix, stipule que " les agents et adjoints municipaux seront tenus de faire enlever dans la décade de publication du présent arrêté, tous les signes particuliers à un culte quelconque, qui peuvent être fixés ou attachés sur les places et chemins publics, et généralement en quelques lieux que ce soit , de manière à être exposés aux regards des voyeurs " (8).
De même au cours du XIXème siècle et à la suite des Trois Glorieuses, " dans bien des villages, des bandes organisées, parcourant les campagnes, abattaient partout les croix de mission élevées de 1815 à 1830 " (9).
Le Dimanche relate également l'arrestation en 1902 des dénommés Lemaire et Carpentier, originaires d'Amiens, " colporteurs de brochures anarchistes, anti-religieuses et antimilitaristes " (10), accusés d'avoir perpétré des actes de vandalisme à l'égard de monuments religieux. Ainsi l'année précédente, le département de la Somme et notamment les environs d'Amiens " sont saccagés par des malheureux qui s'en prenaient aux croix des routes et aux monuments des cimetières " (11). Du 5 au 8 septembre, quatre croix sont abattues dans la commune de Pont-de-Metz, puis une autre dans la même commune le 21, ainsi qu'à Renancourt à proximité d'Amiens. A Camon également, deux croix sont mutilés les 31 octobre et 2 novembre.
Peu après le vote de la loi sur la séparation de l'Église et de l'État, une croix est abattue le 9 décembre 1905 à Berteaucourt-les-Dames. " Ce fut une consternation chez la population chrétienne … Non seulement la croix était renversée, mais les malheureux s'étaient acharnée avec une rage satanique sur l'image du Divin Crucifié. A coups de serpe ou de hache, ils avaient essayé de briser ses jambes ou ses bras, mais surtout ils s'étaient attaqués à sa tête auguste. Des entailles nombreuses montraient la trace de tous les coups … " (12).
Ces actes de vandalisme sont donc commis au nom d'une idéologie d'opposition envers l'Église et la religion catholique, la croix de chemin en étant le principal symbole. Mis à part les méfaits perpétrés pendant les périodes révolutionnaires, il ne s'agit que de faits ponctuels et peu fréquents. En règle générale, les croix de chemin ne suscitent qu'une indifférence passive chez les populations pratiquantes et détachées des choses de la religion, tandis qu'elles sont l'objet de la vénération et de l'attention des populations ferventes.
Sources
(1) . Statuts synodaux du 3 octobre 1759 de l'évêque monseigneur d'Orléans de la Motte.
(2) . Lettre du maire " au nom et pour les habitants de cette commune " au préfet datée du 7 juillet 1806, O 982 Cagny ADS.
(3) . Lettre du préfet à monsieur Baudoin, marquis de Lameth, datée du 29 avril 1842, O 2739 (4) Montigny-sur-l'Hallue ADS.
(4) . conseil composé d'habitants du village et chargé de gérer les biens et revenus de la paroisse.
(5) . Registre aux délibérations de la fabrique de la paroisse de Belloy-sur-Somme, session du 19 mars 1898, V 436 019 ADS.
(6) . M. Crampon . Le Culte de la forêt et de l'arbre en Picardie, essai sur le folklore picard, Amiens, Yvert, 1936, 562 p., p.282.
(7) . Circulaire préfectorale du 6 thermidor an XII relative aux plantations de croix, V 431 014 ADS.
(8) . Extrait des minutes aux arrêtés du département de la Somme, L 1005 (Cultes et clergé. Lois, arrêts, correspondance générale, 1793-an IX), ADS.
(9) . R. Simon . Histoire religieuse de la Picardie. Le siècle du concordat (1801-1905), Paillart, Abbeville, 1976, 343 p., p.88.
(10) . Le Dimanche, 21 septembre 1902, n°1630.
(11) . Ibid.
(12) . Le Dimanche, 17 décembre 1905, n°1799.
Le financement de la plantation
Qui finance l'érection du monument ?
Au XIXème siècle, les croix de chemin proviennent généralement de donations d'habitants aisés du village, le meunier Augustin Caron en 1828 à Bavelincourt ; de notables, Quentin Balédent, " agriculteur et notaire " (1) en 1809 à Pernois ; de la noblesse locale, madame Poujol de Fréchencourt en 1884 à Fréchencourt, madame la contesse de Brutelette en 1890 à Liercourt ; d'une personnalité parfois, monsieur le vicomte de Raineville, sénateur de la Somme en 1876 à Allonville ou l'évêque monseigneur Bataille en 1873 à Rubempré.
Parfois également, la donation se partage entre plusieurs personnes. Le terrain sur lequel est plantée la croix, provient ainsi souvent du châtelain du village ou d'un gros propriétaire terrien ; la croix de fer ou le chêne dans lequel sont taillés les montants de la croix sont eux des dons de particuliers, d'une famille ; quant au Christ lui-même, la coutume veut que la somme nécessaire à son achat par le prêtre soit réunie au moyen d'une souscription auprès de l'ensemble de la communauté paroissiale.
Dans certains cas également, l'érection d'un calvaire dans le village n'est le fait que de la générosité d'une pieuse famille. Ainsi à Berteaucourt-les-Dames à la fin du siècle, " les pays voisins se souviennent des grandes manifestations qui ont suscité les Plomet et les Ducrocq " (2). Par un accord tacite cependant, la croix et le terrain sur laquelle celle-ci est érigée fait bientôt partie des possessions de la fabrique. Le conseil des fabriciens qui gère et entretien les biens de la paroisse se charge alors de pérenniser le monument. Parfois d'ailleurs un acte notarié officialise la donation (Doc 5).
La plantation d'une croix, tout comme la construction d'une nouvelle église s'inscrit également dans le cadre des rivalités, de l'émulation entre les communes. De plus, le calvaire, après son érection, est appelé par le nom de son généreux donateur, la croix Duvillé à Saveuse, la croix Bourgeois à Allery ou la croix Clément à Bailleul … Ainsi, entendre son nom associé à l'un des monuments du village, qui plus est lorsqu'il s'agit de l'image vénérée du Christ, est la source d'une grande fierté personnelle.
Ce genre d'émulation est donc lui aussi présent à l'intérieur du village, même entre les grandes familles, les notables locaux. Ce sentiment dépasse le cadre du temps et des générations. Ainsi à Revelles, les trois calvaires qui jalonnent le territoire communal sont tous trois monumentaux.